• Temps cyclique

     

     

    TEMPS CYCLIQUE

     

     

    par Arnaud DULAC

     

     




    Le nombre de la bête

    Le texte est célèbre : "Que l'intelligent calcule le chiffre de la bête car c'est un chiffre d'homme et ce chiffre est six cent soixante-six. Le "chiffre" est souvent interprété comme étant l'équivalent, en guématrie, du nom de César Néron.

    Un point au moins est établi : 666 est le nombre de la bête; ce nombre est le signe de la bête. Mais on peut se demander de quoi la bête elle-même est le signe; et la réponse vient toute seule : la bête est le signe de l'apocalypse, de la fin des temps. D'où par un raisonnement transitif, on parvient à l'idée que le nombre 666 peut être compris comme un signe de la fin des temps.

    En dehors de la piste guématrique, se propose une piste mathématique. Et dans cette perspective, il semble que le point intéressant ne soit pas les propriétés arithmétiques particulières du nombre 666, mais plus trivialement, le fait que ce nombre se compose de trois 6.


    Le cycle des réincarnations de Pythagore

    Dans les Théologoumènes arithmétiques du Pseudo-Jamblique, on lit ceci :
    "Les pythagoriciens Androcyde, auteur du traité Des Symboles, et Euboulidès, ainsi qu'Aristoxène, Hippobote et Néanthès, tous biographes de Pythagore, ont affirmé que ses métempsychoses avaient duré 216 ans; qu'après un nombre égal d'années, (soit 216 + 216 = 432), il était à nouveau venu au monde pour une nouvelle vie, comme s'il avait attendu le premier retour cyclique du cube du nombre 6, qui est principe générateur de l'âme, en même temps que nombre récurrent en raison de sa sphéricité." La suite du fragment nous apprend que, 432 ans avant son incarnation sous le nom de Pythagore, il avait été, à l'époque de la guerre de Troie, le héros Euphorbe; tandis que Diogène Laërce nous présente une version un peu différente de l'histoire, selon laquelle, entre les avatars Euphorbe et Pythagore, il se serait incarné dans deux autres personnages.

    "Comme s'il avait attendu le retour cyclique du cube de 6". En effet 216 = 6x6x6.
    Ce qui nous conduit à nous demander si, derrière le chiffre de la bête et celui des incarnations de Pythagore, ne se cacherait pas le souvenir d'une même antique doctrine du temps cyclique.


    Les quatre yuga

    La tradition de l'Inde ancienne mesure l'histoire du monde sur une échelle déroutante aux yeux de la cosmologie moderne, puisqu'elle aboutit pour notre monde à un décompte de plusieurs millions de milliards d'années. En réalité, elle n'est pas unanime pour l'intégralité du calcul. La principale incertitude concerne la durée du cycle de la grande année, appelée manvantara, "cycle de Manu". Mais le calcul comprend des subdivisions de temps qui, elles, font l'objet d'un accord unanime, comme la théorie des quatre "âges", ou yugas, qui a son équivalent dans les théories plus occidentales des quatre âges-métaux. Ces âges sont appelés: sat-yuga, treta-yuga, dvapara-yuga et kali-yuga. Concernant leur durée, citons un traducteur moderne du Mahabarata, qui s'appuie lui-même sur les données du théoricien Aryabhata :
    "La durée des quatre âges se calcule à partir de celle du sat-yuga : ainsi la durée du treta-yuga est égale aux trois quarts de celle du sat-yuga, celle du dvapara-yuga, à la moitié de celle du sat-yuga, et celle du kali-yuga, à un quart du sat-yuga." Les quatre âges se succèdent donc en progression arithmétique décroissante, du plus long au plus court, selon une proportion : 4, 3, 2, 1, dont on remarque qu'elle est l'inverse de celle de la tétractys. La tétractys des quatre yugas et celle de Pythagore se trouvent donc, l'une à l'égard de l'autre, dans le rapport qui est celui des deux triangles opposés du sceau de Salomon.

    Souvenons-nous que la tétractys était conçue par ses adeptes comme l'image des quatre "moments" de la construction de l'espace : point, ligne, surface, volume. Ce qui est impliqué ici, c'est donc une symétrie de nature supérieure dont l'énoncé pourrait être le suivant : "L'ordre selon lequel le temps se replie est identique à celui selon lequel l'espace se déplie." Proposition qui aboutit à définir le temps comme l'inverse de l'espace, comme si le temps et l'espace n'étaient que les deux revers d'une même chaussette. Les implications d'une telle conception ne peuvent être sondées ici, mais on peut  s'arrêter sur deux points importants. Le premier, c'est que si la synthèse de l'espace réside dans son commencement, la synthèse du temps réside dans sa fin. Le second, qui est une conséquence du premier, c'est que la détermination du cycle global dépend uniquement de celle du kali-yuga. Et si l'on demande maintenant quelle est la durée du kali-yuga, qui n'est autre que l'atome ou l'unité de base de la Décade formée par l'addition des quatre âges, elle équivaut, selon Aryabhata, à 432 000 années de la vie humaine.

    Dans un article qu'il a consacré à la question, René Guénon explique que les séries de zéros qui terminent ce genre de comput sont une vieille ruse propre à l'enseignement des doctrines ésotériques, et destinées à cacher aux regards indiscrets, en les entourant de nébulosités indéfinies de zéros, les nombres réellement pertinents. Selon lui le nombre pertinent est 4320. Il nous semble qu'il aurait pu, dans cette voie, aller un peu plus loin, - à moins qu'on ne puisse le soupçonner de faire usage, pour son propre compte, de la même prudence qu'il a démasquée chez d'autres. En effet le nombre 4320 n'a guère de propriété remarquable, hormis celle de constituer une décade de 432.

    De cette manière, on se retrouve face à une théorie du temps cyclique qui ressemble aussi bien à celle des vies de Pythagore, qu'à celle de l'Apocalypse, à savoir : "Le chiffre de la fin des temps (dans le système indien : du kali-yuga) est égal à (6x6x6) + (6x6x6)."

    Cette interprétation semble justifiée par une autre raison, qui est l'omniprésence, dans la tradition indienne, d'un "petit cycle" 6+6+6 (=18) qui semble être, à l'échelle du temps "historique", le correspondant du cycle 6x6x6 intervenant à l'échelle du temps cosmique. Signalons pêle-mêle : les 18 incarnations de Siva, les 18 livres du Mahabarata incluant, automorphiquement, les 18 chants de la Bagavad Gita, mais aussi les 18 jours de la bataille cataclysmique qui marque la fin de l'épopée.. - Dans le même ordre idée, on peut se souvenir qu'Héraclite estimait la durée de la grande année à 18 000 ans.




    Les marches du temple de la dive


    "Comme s'il avait attendu le retour cyclique du cube du nombre 6, qui est principe générateur de l'âme..."

    Dans son essai sur l'ésotérisme de Rabelais, Claude Gaignebet remarque que "la descente au Temple (de la Dive Bouteille) s'effectue par des marches en spirale gauche au nombre de 108, nombre mystique qui selon Platon dans le Timée, engendre l'âme du monde. Gaignebet ajoute quelques remarques sur ce nombre 108. Dans un miroir, il s'inverse en 801 qui est la valeur numérique des lettres alpha (1) + oméga (800). Les 108 vers du Raven d'Edgard Poe. Mais revenons au texte de Rabelais qui figure au chapitre 36 (6x6) de son cinquième et dernier livre.

    La descente se fait selon un rythme qui est : une marche, un pallier, deux marches, un pallier, trois marches, un pallier; et ainsi "à travers deux tétrades pythagoriques", l'une pour la dizaine, l'autre pour la centaine, à quoi on ajoute "le premier cube" (8), pour arriver à 108. Si l'on considère que les voyageurs auront plus tard à remonter l'escalier dans l'autre sens, c'est un total de 216 marches (6x6x6) qu'ils auront franchi au cours de leur voyage.
    Rabelais nous compte donc un voyage initiatique, processus dont on sait qu'il est, universellement, assimilé à celui d'une mort et d'une renaissance, en y associant les idées de descente et de remontée, mais au lieu que le cycle se développe, comme les réincarnations de Pythagore, par un trajet aller-retour de 216 (= 432), il se développe par un aller-retour de 108 (= 216), dont il nous précise que "c'est la vraie psychogonie de Platon, tant célébrée par les Académiciens et tant peu entendue".
    Ensuite, Rabelais nous invite à diviser ce nombre de 108 par deux, suivant les instructions platoniciennes. Mais avant de s'arrêter à ce niveau arithmétique de 54, un mot sur les propriétés du nombre 108. Le caractère automorphique du nombre 108 repose sur le rapport : 6x18 = 108. Le nombre 108 peut être compris comme un cycle de valeur intermédiaire, composé de 6 petits cycles de la forme additive (6+6+6). Dans le problème général de la grande année, il peut donc s'interpréter comme le niveau où s'effectue l'intégration des petits cycles (6+6+6) dans le grand cycle de la forme (6x6x6).


    L'âme du monde

    La psychogonie est un célèbre passage du Timée de Platon dans lequel il nous est expliqué comment le Démiurge - le dieu artisan de l'ordre du monde - s'y est pris pour créer l'âme du monde. La première partie est d'interprétation difficile, de l'aveu assez général de ses traducteurs, et aucune des traductions que nous avons pu en lire ne nous paru en donner un sens pleinement satisfaisant. Voici ce qu'il nous a semblé en comprendre. Le démiurge met en oeuvre une pâte composée d'un matériau dialectique. Du Même et de l'Autre, il a tiré par mélange une troisième forme, intermédiaire. Mais ce premier mélange constitue un matériau inerte. L'autre étant rebelle au mélange, il faut user de contrainte. Il reprend donc, dans les mêmes proportions, les trois éléments dont il dispose maintenant, de façon que le matériau intermédiaire - qui est la Réalité - soit désormais le lien entre le Même et l'Autre. "Des trois termes il n'en fit qu'un; et derechef, le tout ainsi obtenu, il le distribua en autant de parts qu'il convenait, chacune toutefois demeurant un mélange du Même, de l'Autre et de la Réalité."
    Le démiurge divise ensuite le mélange en portions dont les rapports correspondent aux intervalles musicaux. Il fait d'abord sept parts, dont les grandeurs correspondent aux nombres : 1,2,3,4,8,9 et 27 (= 54) (= 108/2).
    Ces proportions servent à Platon à construire un système musical fait de cinq tons majeurs, tous égaux. Le système est conçu au moyen d'un "comma" de 256/243 (soit 28/35), qui n'est pas propre à Platon puisqu'on le trouve notamment chez le pythagoricien Archytas. On sait qu'en mathématique, les problèmes de gammes musicales sont analogues à ceux des calendriers, notamment, de par la nécessité d'ajuster les nombres à la réalité au moyen d'un certain "comma". Or on se trouve là visiblement devant un exemple d'un problème de gamme posé dans les mêmes termes qu'un problème calendaire ou un problème cosmologique. En effet, de cette série de nombres harmoniques, disposés sur une échelle graduée, le démiurge fait, en la coupant dans sa longueur, deux bandes parallèles (d'où le total de 108 auquel on parvient), dont il forme respectivement l'équateur et l'écliptique.

    Les nombres 27, 54, 108, 216 et 432 sont tous multiples de 9; et comme tous les nombres de cette famille, ils partagent la propriété que la somme des chiffres qui les composent est toujours égale à 9.


    Bien d'autres faits pourraient être versés au même dossier. Ainsi le calendrier babylonien de Bérose, comme celui d'Aryabatha, fait intervenir le nombre 432; tandis que le nombre 108 intervient, quant à lui, dans la "maison du calendrier" de la tradition ésotérique chinoise (Voir Marcel Granet : La religion des chinois).