• Du nombre naturel

     

      

      

    VIII. DU NOMBRE NATUREL

     

     

     

     

    Le nombre n'est rien d'autre que l'action de nombrer

     

    Qu'est-ce que le nombre?

    Le nombre est l'art de compter des oranges en les remplaçant par des noix, puis en supprimant les noix (pour ne plus considérer, par exemple, que la trace qu'elles ont laissé sur le sable). Le nombre est l'empreinte ou la signature des choses, comme celle des actions qui les ont produites. Le nombre est l'art de poser des objets indéterminés - des monades - en ne retenant que l'action de les poser. Le nombre n'est pas seulement poser, mais poser et conserver, poser en conservant le plan sur lequel les monades sont disposées. La monade n'est donc pas un objet parfaitement lisse, car même la première monade posée est pourvue de "phylactères" ou de "moustaches", qui sont les vecteurs, ou les tenseurs, de sa coordination et de sa conservation future dans un quelconque champ de consistance.

    Le nombre, écrit Brouwer, est un "coup de temps". Mais il faut préciser : un coup de temps qui a été enregistré, ou engrammé, pour être conservé avec d'autres.

    Les anciens étaient plus rigoristes que nous ne le sommes, en ne concédant le statut de nombre ni à l'unité, ni au zéro, ni à la dyade indéterminée, ni bien sûr à l'infini. La mathématique pythagoricienne proprement dite ne commence en effet qu'avec l'idée de Mi-lieu,  (ainsi, le gnomon, avec son milieu de référence qui est l'origine ou la graine, est une théorie de l'imparité en tant que fait mathématique primordial, pour laquelle l'imparité n'est pas une catégorie du nombre, mais une catégorie mathématique universelle dans laquelle tombent, originellement, aussi bien le nombre que la figure) ou encore avec les idées musicales de Mèse ou de Médiété : toutes situations dans lesquelles le vide, ou la virtualité continue de la dyade indéterminée, est déjà polarisé, en un point quelconque, par un centre de consistance - centre qui, en musique, se détermine en fonction du ton ou de la note tonique de valeur 1. Dans l'esprit des anciens, lorsque, par l'action de nombrer le nombre 1, commence réellement la mathématique, il existe déjà 3 choses : une dyade déterminée + un premier objet, lui aussi déterminé; par conséquent ce que la langue naturelle appelle le nombre 1 est en réalité le nombre 3. (Ou encore : le premier nombre, qui n'est autre que l'action même de nombrer, a déjà une structure triadique analogue à la lettre V ou au "coin" de l'écriture cunéiforme.) Mais un tel rigorisme nous astreindrait à séparer la mathématique de sa relation avec la langue naturelle. Chacun peut admettre, ou simplement postuler de façon provisoire, que le nombre 1 des mathématiques n'est pas la même chose que l'Un de la métaphysique, de la même manière que le signe zéro en mathématique est une chose différente du vide ou du néant de la métaphysique.

     

     

    Le mythe moderne de l'infini mathématique "en acte"

     

    Le cas de l'infini est, en revanche, plus embarrassant, pour deux raisons principales. D'une part, il existe déjà une catégorisation naturelle de "l'infini" mathématique, et naturalisée dans cette science même, qui est l'indéfini. Par conséquent, la coexistence de ces deux termes dans la langue mathématique pourrait donner à penser que le terme "infini" contient réellement quelque chose de plus que de l'indéfini; présupposé dont René Guénon a démontré l'inconsistance dans ses Principes du calcul infinitésimal. L'infini mathématique ne contient en effet rien de plus que cela même que désigne la notion d'indéfini, porté à saturation par une hypostase purement logique, mais non mathématique, en ce qu'elle ne correspond à aucune espèce d'effectuation ou de réalisation intellectuelle. La deuxième raison est que, si l'on naturalise le terme "infini" en mathématique, il ne resterait, d'un point de vue pratique, plus aucun mot français, pour désigner l'objet d'un genre de spéculation qui ne relève absolument pas des possibilités, des ressources propres de la mathématique, même si le symbolisme mathématique peut souvent lui servir de support.

    On pourrait nous objecter que le terme "indéfini" peut s'avérer, lui-même, d'un maniement délicat, en ce que la notion de limite définie d'une suite indéfinie correspond bel et bien, mathématiquement, à un seuil de clôture logique, associé à un certain rapport, et donc à un logos pythagoricien, qui confère à l'infini mathématique un statut analogue à ces autres positions logiques saturées du signe mathématique, que sont les "nombres" 1 et zéro. Toutefois, le cas de l'infini se distingue des deux autres, en ce qu'il ne peut s'effectuer que par un saut logique, un clignement de paupière qui sanctionne, irrémédiablement, l'extinction de la mathématique en tant qu'activité intellectuelle continue. Car on peut dire que la mathématique a, relativement à la science, une fonction comparable à celle que divers témoignages pythagoriciens attribuent au corps, relativement à l'âme, qui est d'être un poste de garde au sens épistémologique le plus fort, au sens d'une réalité qui, une fois posée, n'a pas vocation à disparaitre dans une occasion ultérieure, mais demeure désormais réellement là comme une chose continuellement subsistante.

    En réalité, la compréhension de la formule "limite définie d'une suite indéfinie" ne poserait pas de difficulté si, à l'expression habituelle de "passage" à la limite, qui suggère l'idée, mathématiquement fallacieuse, d'une résolution par glissement continu, on substituait celle de saut à la limite, qui rendrait compte de façon bien plus exacte du caractère de rupture et de discontinuité qualitative que revêt cette opération, (en elle-même non purement quantitative donc), correspondant au passage de l'indéfini au défini, passage qui n'a en rien le caractère d'une exhaustion effective, c'est à dire intellectuelle, de la nature du nombre, - telle que l'exigerait bel et bien la notion métaphysique positive et pleine de l'infini, - mais qui est au contraire une coupure et un repli, une projection aveugle et instantanée vers sa racine définie. Mathématiquement, la notion de passage à la limite ne signifiera donc jamais rien d'autre que l'idée que : "Si on pouvait le faire, il en serait ainsi, mais malheureusement, on ne peut pas"; - pour une raison que Zénon a illustrée dans chacun de ses paradoxes, dont le seul contenu logique substantiel, abstraction faite des conséquences aventureuses qu'il en déduit sur l'impossibilité du mouvement, consiste justement à montrer que la "courbe", la fonction ou la parabole de l'indéfini, ne rejoint jamais la "droite", l'horizon ou la barrière du défini.

    Quoiqu'il en soit de ces difficultés proprement linguistiques, la notion de passage à la limite demeure, à nos yeux, la seule approche légitime pour circonscrire l'infini mathématique; car, pour ce qui est des définitions "ensemblistes" ou "logicistes" de l'infini, formulées par les Cantor, Russel ou autres Zermelo-Fraenkel, elles ne nous paraissent recéler, sous leur apparente diversité, que de très simples et très semblables définitions logiques, d'un caractère purement formulaire et opératoire, du nombre naturel, (non nécessairement entier, mais simplement analogue à l'entier), c'est-à-dire du nombre considéré en tant qu'action générique de pensée, intégrant dans sa substance même ce principe de "récurrence indéfinie". Le nombre est par essence un événement qui se reproduit "autant de fois que vous voudrez". Si le problème de la "définition" mathématique de l'infini, agité par divers mathématiciens et philosophes du tournant des XIXe et XXe siècles, collégialement hypnotisés par l'idéologie progressiste de leur époque,  a occasionné pour eux, et subséquemment pour la "communauté scientifique" de laquelle ils se réclamaient, un certain traumatisme historique, bien qu'il n'ait jamais soulevé autre chose que l'eau tiède de l'indéfinité mathématique de Philolaos (apeiron), ce n'est que parce que la notion du nombre avait été auparavant vidée, par le préjugé candide de ces idéologues mêmes, de presque tout contenu substantiel, pour se réduire à quelque chose d'à peu près semblable au chiffre, ou à un pur signe conventionnel, comme elle peut l'être par exemple dans les "Fondements de l'arithmétique" de Frege, ouvrage qui n'est pas sans intérêt mais dans lequel il n'est, à la désillusion de son titre, à aucun moment question du nombre. En résumé, si la notion de "passage à la limite" - qui elle-même, précisons-le derechef, ne produit aucune réalité mathématique différente de ce que contient la notion "philolaïque" de défini, ou de limité (peras) - parvient, par un saut résolutif, à saisir l"'infini" mathématique par le seul côté où il soit possible de le faire, qui est évidemment le côté fermé, étroit, ou petit, de la dyade indéterminée, les tentatives de définition ensemblistes et logicistes de l'infini s'imaginent, elles, pouvoir le saisir par où il est logiquement impossible de le faire, savoir du côté ouvert, large, ou grand, de la dyade indéterminée, qui est le côté où ce prétendu infini se confond platement avec l'indéfinité du nombre naturel.

    Avec un peu de recul, on peut trouver étonnant que la notion d'"infini en acte" ait pu agiter les esprits d'éminents mathématiciens modernes, alors qu'il était parfaitement compris des anciens que cette expression même constitue, dans le contexte mathématique où elle est avancée, une pure et simple contradiction logique. Une telle idée, au sens propre paradoxale, ne peut résulter que d'une compréhension imparfaite de l'interrelation fondamentale des catégories du défini et de l'indéfini, - catégories qui n'ont pourtant rien d'exclusivement mathématique, puisqu'elles sont aussi trivialement logiques, et même grammaticales. Voilà, en tous cas, qui ne plaide guère en faveur du préjugé d'un progrès historique continu de l'intelligence scientifique; et l'on ne saurait occulter le fait que la foi dans le progrès puisse parfois constituer elle-même, pour nos modernes "spécialistes", un alibi commode à l'ignorance la plus complète de ce qui excède leur domaine spécial de compétence; - avec cette résultante implacable, qui est l'incapacité à remonter à l'origine des pensées sur lesquelles on prétend pourtant s'appuyer. De ce point de vue, une conception non aliénée de la sagesse conduirait à considérer la compartimentation du savoir moderne, et la spécialisation du savant qui en découle, comme des formes d'aliénation.

    On a vu, en particulier, que la "redécouverte" par les modernes, au terme d'un parcours semé d'embûches et de paradoxes, des quelques propriétés élémentaires du nombre naturel auxquelles se résume la "théorie des ensembles", avait étonnamment suffi à susciter chez eux un sentiment de déroute métaphysique, (voire, à son origine cantorienne, neuro-religieuse)(1), avoué par ses propres victimes sous l'appellation mathématiquement stupéfiante de crise des fondements, - expression qui, prise dans son sens littéral, équivaut à reconnaître que les "fondements" précédemment admis étaient inexistants. Et il ne faut sans doute pas chercher plus loin la raison cachée de la fabrication par ces mêmes modernes, (par une sorte de réflexe de défense "transférentiel" au sens freudien), de la "fable historique" d'une crise pythagoricienne des fondements, prétendument consécutive à la découverte, par les mathématiciens de cette école, de l'existence de grandeurs incommensurables... - fable dont le succès s'est perpétué jusqu'à nos jours, bien qu'elle paraisse historiquement absurde, et même incompréhensible. Car, comment imaginer que ceux-là même qui ont formulé la première définition mathématique rigoureuse, et toujours en vigueur aujourd'hui, de la commensurabilité (symmetria), aient pu être assez naïfs pour ignorer son contraire : la non-commensurabilité? Ou - selon une autre version possible de l'histoire - comment comprendre que ces mêmes pythagoriciens, "pétrifiés" par l'idée de l'incommensurabilité, aient pu être aussi les auteurs des premières démonstrations historiquement connues de l'existence de grandeurs incommensurables, cela dès le premier groupe pythagoricien avec Hippase de Métaponte, et jusqu'à la monstration magistrale de la spirale de Théodore, dont le principe consiste à installer ces quantités irrationnelles dans la tétractys? 

    Plus profondément, on sent bien que les notions même de "découverte" et de "crise" ne constituent, articulées comme elles le sont dans cette fable, que des anachronismes assez grossiers. Car en effet, il est impossible, en pythagorisme, de "découvrir" les choses par accident, à la manière dont Fleming a découvert la pénicilline, puisque celles-ci sont toujours conçues et produites à partir du principe qui est le leur, et comme un simple développement de celui-ci. Comme l'a écrit Clément d'Alexandrie, Pythagore a construit les sciences par une méthode purement intellectuelle, terme qui, dans la mentalité antique, ne signifie en rien ce qui est "abstrait" ou "éthéré", mais au contraire ce qui est clair et évident, parce que connu de soi-même. Par conséquent, une découverte, en pythagorisme, ne saurait en aucune façon être quelque chose de négatif ou de dérangeant pour les principes de la science, (auquel cas elle ne serait pas qualifiée de découverte, mais de faillite de l'intelligence), mais uniquement un développement ou une expression positive de ses principes a priori, tels qu'ils ont été antérieurement définis, comme c'est bien le cas pour les grandeurs irrationnelles dans la monstration de Théodore, et comme ça l'est aussi dans la tradition qui attribue à Pythagore d'avoir sacrifié un boeuf, après la "découverte" du théorème qui porte son nom.

     

    Sur ces remarques se conclut notre enquête sur les idées mathématiques de Pythagore.

      

     

    le 20 mai 2014

     

     

     

     

     

    (1) Une certaine surexcitation nerveuse n'est toutefois pas l'apanage de Cantor, puisqu'elle caractérise, dans une certaine mesure, le style scientifique et philosophique d'une famille d'esprits, les modernes, dans laquelle dominent des valeurs telles que la "table rase", la révolution permanente, ou encore l'originalité "personnelle" du penseur, son génie créateur, inventeur ou découvreur, bref : sa petite différence. - Abstraction faite de ces considérations, notre travail aura plutôt tendu à montrer qu'une bonne partie de la théorie des ensembles pouvait être "sauvée", et notamment, l'ensemble consistant de ce qui, dans cette théorie, (à laquelle Cantor aura apporté, comme tout un chacun, sa contribution d'ouvrier qualifié), était déductible de la théorie du gnomon et de la logique des tables de vérité : ensemble de possibilités mathématiques pures, dont l'avenir scientifique peut même apparaître assez prometteur.

     

      

     

    Références :

    Gilles-Gaston Granger : Formes, opérations, objets, Vrin, 1994.

    Jean-Luc Périllié : Symmetria et rationalité harmonique, origine pythagoricienne de la notion grecque de symétrie, L'Harmattan, 2008.