• Symétrie moderne - symétrie pythagoricienne

     

     

     

    IV. SYMETRIE MODERNE / SYMETRIE PYTHAGORICIENNE

     

     

    La différence entre mathématique moderne et mathématique pythagoricienne pourrait, en guise d'approche, être caractérisée par la façon dont chacune appréhende en quelque sorte naïvement, spontanément, de par le style mathématique qui lui est propre, le problème de l'espace et de sa représentation. La mathématique moderne semble considérer comme réel, et même comme unique réel, le "substrat" ou le fond indéfini de l'espace intelligible, quelque soit le nombre de dimensions qu'elle veuille lui prêter, indépendamment des objets que l'on peut définir à l'intérieur de lui. Cet espace a pour elle l'apparence d'un donné objectif, déjà développé, au sein duquel règnent, en tout point, l'"isotropie" ou l'équivalence ontologique, et  la symétrie, au sens moderne et saturé d'indifférenciation. Enfin, cet espace est conçu comme indépendant de la situation native, ou naturelle, de l'homme. L'espace pythagoricien est, au contraire, un espace originellement dual, où la définition du fond indéfini est inséparable de celle d'objets définis, et où règnent, de ce fait, la différence, la singularité et la polarisation en tout point. La géométrie pythagoricienne, y compris la plus fondamentale, intègre de plein droit les notions naturelles de l'orientation et de la chiralité.(1) Mais plus important encore, l'espace pythagoricien est un espace qui a une histoire, un développement; c'est un espace dont la structure profonde est chronogénétique, faite de temps et de nombre, et où règne de ce fait aussi la différence en tout point du temps. - Ces remarques, toutefois, appellent quelques éclaircissements complémentaires.

    La définition moderne de la symétrie, synonyme d'uniformité ou d'indifférenciation absolue (la symétrie moderne est en effet "ce qui ne change pas" pour tels mouvements de l'objet), est une extension mathématique correcte, légitime, de la définition "traditionnelle", ou pythagoricienne, synonyme de commensurabilité, ou de commune mesure. Entre les deux, il n'y a pas de réelle rupture. La moderne n'est qu'une maximisation de l'ancienne, obtenue par amplification progressive de son concept; - mouvement de généralisation qui est en lui-même naturel en mathématique, et dont le moment décisif aura été, ici, la théorie des groupes de Galois. Cependant, dans la nouvelle définition, le référent ultime du concept de symétrie n'est plus la symétrie d'objets, mais celle de l'espace. La saturation du concept joue donc bien ici le rôle de liquidateur de contenu ou de déterminité ontologique, au bénéfice de la seule puissance du signe, qui est caractéristique des généralisations de la mathématique moderne. Le tort de la mathématique moderne n'étant pas, fondamentalement, de pratiquer ces généralisations, mais plutôt, en vertu d'une politique de la "table rase" intellectuelle, de considérer systématiquement comme plus essentiel cet aspect final de la vie du concept, qui est celui de son détachement et de sa transformation en signe-outil, au mépris du chemin entier de la pensée qui a produit ce signe et l'a conduit, par des mouvements comptés, jusqu'à cet état, ou cette phase particulière de son développement. Il en résulte un certain appauvrissement, car, à force de privilégier l'espace au détriment de l'objet, la réflexion épistémologique sur la symétrie finit par prendre les allures d'une spéculation sur les propriétés hypothétiques d'un "contenant absolu", d'un espace en soi et pour soi, - tenu de ce fait pour l'espace "réel", - qui nous semble être une idée sans pertinence mathématique, dans la mesure où la notion même de "contenant" implique, selon nous, qu'il ne peut s'agir que d'une certaine forme, d'une formulation parmi d'autres possibles, (fût-elle la forme spécifique de notre univers, celle de notre pensée, ou l'une et l'autre à la fois), - sans aucun des caractères "d'absoluité" que cette conception moderne voudrait qu'elle puisse posséder. L'idée même que puissent exister des propriétés absolues de l'espace, - sensible ou intelligible, - occulte la possibilité permanente, pour la pensée, de concevoir un espace qui n'ait encore jamais été imaginé.

     

    Il revient à Jean-Luc Périllié d'avoir pleinement réhabilité, sur le plan philosophique, la notion pythagoricienne de symétrie, dans sa signification littérale et originelle de commensurabilité, de commune mesure, ou plus simplement encore, de proportion; mais aussi, d'avoir montré sa position centrale dans la mathématique pythagoricienne, qui en fait un véritable trait d'union entre les différents concepts mathématiques évoqués sur ce blog.

    La symétrie apparaît, dans la genèse du nombre, lorsque celui-ci se fait mesure, "logos"; lorsqu'il s'affranchit du mutisme de sa condition monadique originelle, pour se déployer en tant que rapport.

    Dans sa définition la plus rigoureuse, la symétrie pythagoricienne est la commune proportion des différentes parties d'un tout, entre elles aussi bien qu'à l'égard de ce tout.

    Cette définition peut, naturellement, être illustrée par des opérations géométriques très simples, dont les plus originaires sont, sans le moindre doute :

    1- Le partage d'un segment en deux parties égales.

    2- Le partage d'un segment en "extrême et moyenne raison", (c'est à dire : tel que la plus petite partie soit à l'égard de la plus grande, comme la plus grande est à l'égard du tout), opération dont on sait qu'elle permet de définir géométriquement le nombre d'or.

    Si l'on considère la position des 3 points de référence du segment, (Origine, Moyen et Extrême), chacune de ces opérations correspond à une médiété particulière : la médiété "arithmétique" dans le premier cas, médiété dont le pprm (plus petit rapport mineur) est celui qui présente l'envergure maximale, puisqu'il est égal à 1; et la médiété Nicomaque 10 ("de Fibonacci") dans le second , dont le pprm est celui qui présente l'envergure minimale, puisqu'il est égal à zéro.(2)

    Du point de vue qui est géométriquement le plus originaire, la mathématique pythagoricienne tient tout entière dans cet intervalle, dans le paradigme mathématique défini par ces deux cas particuliers de symétrie, que l'on peut légitimement qualifier de saturés, puisqu'ils correspondent aux limites naturelles indépassables de ce concept.

    Quant à la source arithmétique la plus profonde de cette notion, elle est à rechercher, selon toute apparence, dans la symétrie qui est en quelque manière la plus intérieure à la mathématique : celle qui se déploie dans la relation que les opérations arithmétiques entretiennent entre elles. Symétrie qui se présente, de prime abord, comme une interrelation généralisée, de nature organique, entre toutes les opérations primitives de l'arithmétique, de laquelle procède finalement, comme une expression renversée du même processus, le nombre naturel lui-même.

     

     

    La symétrie inter-arithmétique

     


    Dans la conception pythagoricienne, - du moins ce qu'on peut en déduire du cadre mathématique a priori qu'est la théorie du gnomon - les relations de symétrie primordiales semblent se réduire à un appareil de structure biternaire, correspondant au ternaire des "lois de composition" de l'arithmétique :
     
    1. addition - soustraction                        (nombres monadiques)
    2. multiplication - division                                        (logoï)
    3. puissance - racine                                             (puissances)
     
    Appareil dans lequel une symétrie de translation "haut-bas" se superpose aux symétries de rotation axiale "gauche-droite", qui sont les relations entre opérations inverses : toutes symétries que l'on trouve illustrées dans les structures les plus simples de la théorie du gnomon, telles que les polygones et polyèdres gnomoniques, ou les spirales logarithmiques.  

    Les relations inter-arithmétiques, telles qu'elles sont déployées dans la structure du gnomon, sont comparables à des transformations géométriques entre objets duaux, dont l'exemple type est, en mathématique pythagoricienne, la dualité des solides réguliers. Ainsi, le carré gnomonique de rang 4 se transforme en spirale de Théodore, (et par suite, l'opération "puissance" en l'opération "racine"), par un retroussement, un redéploiement du même genre que celui par lequel un solide régulier se transforme en son dual. Dans la logique pythagoricienne, ces deux transformations ont une matrice commune qui est précisément le gnomon : le gnomon du carré pour la dualité "puissance-racine", le gnomon du triangle pour la dualité des solides réguliers. La théorie du gnomon peut donc apparaître, de ce point de vue, comme un ensemble de "solutions vides" permettant de transformer des nombres entiers en objets géométriques simples, et inversement. Le gnomon est le cadre d'une correspondance, d'une coordination entre deux ordres de réalité mathématiques : d'une part, le nombre entier monadique, avec le réseau a priori, le "filet" des opérations arithmétiques primitives (addition, multiplication, puissance), qui résultent de sa seule production, de son "empilement" concret dans l'espace-temps; d'autre part, les objets les plus simples de la géométrie (objets premiers, polygones et polyèdres réguliers) et les relations de symétrie profondes, aussi bien internes qu'externes, que ces objets entretiennent entre eux; - ces deux processus étant, finalement, regardés comme deux aspects d'une seule et même réalité transcendante, le nombre, qui est fondamentalement un être ensemble, un consteller : réalité dans laquelle les catégories de l'opération et de l'objet (3) - et même, ultimement, celles du nombre et de la figure - demeurent encore confondues, conjointes.

     

     

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    Le premier rang de la structure ternaire ci-dessus est celui des processus les plus généraux mis en oeuvre par la mathématique pythagoricienne, les uns additifs, comme la tétractys ou la théorie des objets premiers, les autres soustractifs, comme les médiétés. Le second rang est celui des logoï, ou rapports d'entiers - terme qui, dans sa compréhension profonde, désigne aussi bien les fractions que, par induction, les produits d'entiers. Le rapport rationnel, symbolisé aujourd'hui par la fraction (x/y), est à la base le cadre dans lequel la notion de sym-métrie reçoit son complet développement, aussi bien technique que conceptuel. La qualification de logoï pour les objets de ce rang est des plus importantes, et se réfère à la question du nom mathématique qui, comme on peut tenter de l'exposer ici en quelques traits, est épistémologiquement profonde en science pythagoricienne. Les logoï sont des rapports fonctionnels entre nombres; autrement dit quelque chose qui n'est déjà plus nombre, mais mesure, "raison", non plus seulement perception et sensibilité, mais compréhension et intelligence, et qui se produit entre les nombres. Ils correspondent à un moment où le nombre, pour exhiber ce qu'est son opération profonde, doit se tourner vers autre chose que lui-même, révéler une partie plus importante de ce sur quoi, comme de ce grâce à quoi s'exerce cette opération; - et par suite recevoir, du fait de cette exposition à lui-même, de nouveaux noms mathématiques. Ce second moment du nombre peut donc être caractérisé comme celui où apparaissent, dans son sein, de nouvelles fonctions productrices de noms et de langage,(4) contrairement aux processus monadologiques du niveau inférieur, qu'ils soient additifs ou soustractifs, dont la nature propre implique, au contraire, de pouvoir être montrés de façon mathématiquement suffisante, sans mots ni langage, mais avec d'autres vêtements matériels en quelque manière équivalents, tels que des boules, des jetons, ou tout autre objet pouvant faire office de monade; même s'il est évident que ces objets pourront, rétrospectivement, être envisagés de l'une ou l'autre manière, sensible ou intelligible. Enfin, le troisième rang est celui des puissances, terme qui, anciennement, était générique et pouvait désigner aussi bien les exposants que les racines,  (précisément réunis par ce terme dans une catégorie synthétique) domaine illustré notamment, sur le plan le plus fondamental, par la relation de dualité qui existe entre la spirale de Théodore et le carré gnomonique.(5) Ce troisième moment peut être regardé comme la réunion, ou l'addition des deux premiers; puisque la puissance est une opération qui retient, comme propriété du premier niveau, l'identité monadologique, le rapport à l'objet "soi-même", et comme propriété du second, la fonction : "produit", qui est à comprendre ici dans son sens littéral de "production". En tant que coordination des moments 1 et 2, ce moment peut donc, de fait, apparaître comme celui où les objets des premiers rangs, monades et logoï, développent leur pleine potentialité, leur pleine puissance. C'est là, en particulier, que la notion géométrique de dualité reçoit son ultime développement, et se présente comme une interface complète, "auto-suffisante", non seulement entre nombres et  figures, (entre rapports arithmétiques et rapports géométriques au sein d'un même objet), comme c'était le cas dans la théorie des objets premiers, dont l'aboutissement est la construction du tétraèdre, mais, plus universellement, entre objets et opérations mathématiques, considérés comme potentialités pures, continuellement convertibles et réversibles les unes en les autres, comme c'est le cas dans la théorie du gnomon, et plus précisément, au coeur de cette dernière, dans l'équation de la dualité des solides réguliers, dont le tétraèdre est cette fois l'objet le plus simple, la pièce de construction la plus élémentaire. Le tétraèdre, - structurellement : le triangle gnomonique de rang 2, - apparaît donc ici comme le vecteur de la transition et de la continuité logique entre un ordre et l'autre, entre l'ordre monadologique "interne", constitutionnel, qui est celui des objets premiers, et l'ordre "externe" qui est celui de la croissance "puissancielle", (originellement carrée ou gnomonique), et celui de la dualité exhaustivement développée des solides réguliers. Le moment médian, ou "intermédiaire", le logos, (représenté ici par le gnomon et sa fraction de 1/3), apparaissant dès lors comme la simple paroi, (l'"interface"), comme la forme et la solution vide de cette transition, de cette bascule entre un ordre et l'autre; et l'on saisit par ce chemin que ce fameux logos correspond bien alors au concept de la logique dans sa compréhension la plus vraie, qui définit cette science comme la forme vide de la mathématique. (6)

    C'est précisément par la vertu de cette viduité, par la frustration intellectuelle qu'elle suscite, si l'on peut dire, que la logique est génératrice, non de contenu mathématique - ce dont elle est parfaitement incapable, - mais de contenus linguistiques.

    Concernant le troisième étage, on peut encore remarquer que les "puissances" (racines ou exposants) carrés et cubiques se distinguent, par une certaine primauté ontologique, (mais aussi, par une certaine analogie avec la structure biternaire qui est celle du système général), des ensembles indéfinis d'objets auxquels ces mêmes éléments participent d'autre part, dans le cadre d'une quelconque relation de famille avec leurs successeurs. Racines et exposants carrés et cubiques forment, de ce fait, une catégorie arithmétique indépendante, et close en tant que telle : en raison là encore de ses implications gnomoniques, illustrées au niveau le plus simple - et mathématiquement originaire - par l'exemple des gnomons du carré et du cube, dont ces puissances tirent leurs noms mêmes.

     


    (1) Même si, de façon plus juste, la tétractys n'intègre pas par un acte particulièrement "décisoire" les catégories du haut, du bas, de la droite et de la gauche, mais se contente plutôt de les accueillir par une attitude "non-agissante".

    (2) Sur ce sujet, voir, en page 2 de ce blog, les gloses 1 et 2 de l'article : Rectangle de Fibonacci.

    (3) Le nombre est par excellence, en pythagorisme, une réalité dans laquelle les catégories de l'opération et de l'objet sont comprises synthétiquement, ce que l'on pourrait exprimer de plusieurs manières, comme : "Le nombre est une opération qui se prend elle-même pour objet" ou "Le nombre est un objet produit par son opération-même".

    (4) La mathématique pythagoricienne admet donc la nécessité, pour toute mathématique, de sortir du nombre et de sa "pureté", pour s'établir dans la loi du Nom, à un moment de son développement qui, même si il n'est pas premier, est plus précoce que ne le voudrait, en général, la mathématique moderne, avec ses prétentions un peu vaines et superficielles, finalement appauvrissantes, qu'elles puissent être "formalisantes" ou "axiomatisantes", à vouloir survivre indéfiniment en dehors de tout langage naturel, au nom d'on ne sait quel défi adolescent que la science se serait, sans but particulier, lancé à elle-même.

    (5) Sur la correspondance un peu plus générale entre spirales et gnomons géométriques pythagoriciens, voir, en page 2 de ce blog, les articles : Spirale de Théodore, Rectangle de Fibonacci, et la glose : Pentagone de Padovan

    (6) Dans le développement de la physique moderne, les logoï ou rapports d'entiers pythagoriciens ont trouvé la confirmation éclatante de leur pertinence théorique, en tant que principes de mouvement d'abord(fonction qui était déjà la leur dans les spéculations cosmologiques et "musicales" dont le Timée offre l'exemple, comme certains l'ont récemment redécouvert), puis plus généralement, en tant que principes de charge énergétique. Ces applications se sont développées, notamment, dans deux domaines essentiels : la cosmologie, où les mouvements des astres se laissent souvent réduire à des rapports d'entiers, - ainsi les mouvements de Mercure (3/2) ou de la Lune (1/1), identiques, respectivement, aux rapports de la quinte et de l'unisson; - et la physique quantique, où ces mêmes rapports d'entiers ont une valeur paradigmatique, dans la quantification des spins, aussi bien que des charges électriques affectant les différentes particules. Malgré ces divers succès en science physique, la notion pythagoricienne de logos attend toujours d'être réhabilitée dans le domaine philosophique, où personne ne s'est encore risqué à entreprendre, en sa faveur, une tentative de justification systématique.